mardi, 23 avril 2013
Désintégration, pourriture
Après Guy Debord, victime d’une exposition à la BnF, c’est au tour d’Hannah Arendt de devenir le martyr post mortem de la société du spectacle, enrôlée dans la machine à broyer la pensée contemporaine, en devenant l’héroïne du « biopic » (film biographique) de Margarethe Von Trotta.
Le personnage de la « philosophe juive allemande» (comme la publicité faite autour du film la présente), s’étale depuis quelques jours sur tous les murs de France et de Navarre, au dessus du nom écrit en capitales blanches d'Hannah Arendt. Sur fond de croix gammée, une Barbara Sukowa mise-en-plitée, qui ressemble autant à Hannah Arendt que Hollande à un grand président, et a davantage l’air de s’ennuyer à cent sous de l’heure devant sa page blanche, enroulée sur son olivetti d’époque, que de penser à quelque chose. Je n’irai pas voir ce navet probablement consternant, qui ne peut que réduire la philosophe des Origines du Totalitarisme et de la Crise de la Culture en fabricante de controverses à l’anglo-saxonne, mais je ne résiste pas à l’envie de la citer :
« La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n'atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés — réécrits, condensés,digères, réduits à l'état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n’est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs sont une sorte particulière d'intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d'organiser, diffuser, et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu'Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d’abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire. » (1)
Pendant ce temps, l’Assemblée Nationale ridiculise le pays en votant le mariage gay au nom des valeurs révolutionnaires, et sur la base d’un argumentaire en réalité très anglo-saxon (à la Salut les Copains ou plutôt à la Têtu) alors que, sans gouvernance déterminée, il s’enfonce dans la récession. Le maçon Peillon qui songe à refonder l’école tente d’y introduire une nouvelle matière, « la morale laïque » Faire une morale simpliste aux têtes blondes et marier les homos, telle est leur politique. Je ne veux voir aucune tête qui dépasse et personne qui sorte du rang... L'ordre consumériste dans toute son originalité. La mélasse de l'égalitarisme républicain.
Et pour arranger le tout, le président du socialisme exsangue, guère plus capable de provoquer des chocs que des changements malgré sa rhétorique d’étudiant en communication des années 90, songe (paraît-il) à faire rentrer quelques momies républicaines de plus au Panthéon… Beaucoup, de part et d’autres de l’échiquier, craignent, à juste titre, que quatre ans de cette soupe recuite en Hollande, ça soit bien long….
(1) La Crise de la Culture.
09:56 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : hannah arendt, von trotta, sukowa, cinéma, mariage gay, peillon, morale républicaine |
Commentaires
J'adore ton "mise-en-plitée", hahaha !
Bon, ce qu'annonçait la grande Hannah, on y est, on y patauge ou on s'y noie. La question est de savoir si la masse, englutée par les promoteurs du loisir et du dé-penser (argh, je fais du Lacan !), va s'en sortir...
Écrit par : Sophie K. | mercredi, 24 avril 2013
Mise en plis : Arg ! Moi aussi, je faisais du Lacan !
Écrit par : solko | mercredi, 24 avril 2013
Oh Roland! Qu'auriez-vous dit si avait été choisie une actrice lui ressemblant beaucoup ou grimée pour lui ressembler!Peu importe qu'elle ne lui ressemble pas. Je dirais même au contraire. On sait bien que le cinéma ne "rendra" pas Hannah Arendt.Ni la vraie, ni la "vôtre" car chacun en a une. Et elle est à tout le monde. Ce n'est pas le film que vous auriez fait, sans doute. Mais d'une part vous ne l'avez pas vu, moi non plus! D'autre part c'est une façon de parler d'elle, de la faire connaître, de la faire lire peut-être. On dirait qu'ainsi elle vous échappe, vous êtes un peu amoureux jaloux, vous!
Le cinéma c'est exactement ça, voir pris par les autres ce qui nous tient à coeur. Et la peinture aussi.Toute représentation. Moi j'irai voir, je vous raconterai. Surtout si c'est en effet ridicule !!!! Comptez sur moi!
Écrit par : Sophie | mercredi, 24 avril 2013
L'Hannah Arendt pour tous, c'est ça ?
Non, chacun n'a pas la sienne, c'est ridicule. Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'elle est, mais ce qu'elle dit, ce qu'elle invite à penser.
Or ce qu'elle dit, il suffit de relire ce qui est au-dessus pour comprendre à quel point ce genre d'entreprise le trahit.
Cela ne fera pas connaitre sa pensée, mais donnera aux gens qui ne la liront jamais l'illusion d'en connaitre ce qui ne peut être qu'une caricature
C'est une supercherie carnavalesque. Comme le mariage gay. Comme le socialisme actuel. On fait semblant. On ment. On triche. Du succédané.
Écrit par : solko | mercredi, 24 avril 2013
PS : Je ne dis pas que deux homosexuels font semblant de s'aimer, je dis qu'une femme ne peut que faire semblant d'être un père, un homme semblant d'être une mère. Carnaval, carnaval, qui arrange bien le commerce (connu depuis la nuit des temps). Quelle gabegie, ce pays devenu la Hollande !
Écrit par : solko | mercredi, 24 avril 2013
Toute grande femme qu'elle fût, Hannah Arendt dit quand même une grosse connerie : "mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir."
Je sais bien ce qu'elle veut dire, tout le monde le sait, du moins tous ceux qui prennent le temps de penser ce qu'ils vivent ou ont vécu, mais quand on est un philosophe - et bien qu'elle en ait toujours récusé le statut - on doit, il me semble, peser la sémantique profonde de ses mots.
Dans ce bout de phrase, on se prend dans la gueule que la culture serait l'opposé même du loisir, ce qui est une turpitude. Elle a sans doute voulu dire "distraction", ce qui n'est pas du tout, du tout, la même chose.
Quand je me distrais, je joue aux cartes, je tape dans un ballon, j'encule les mouches, je mis un livre de Michael Connelly, que sais-je encore ?
Quand je suis de loisir - j'insiste sur l'expression chère à Jan Potocki - je lis, j'écris, je compose une chanson. ET quel plaisir à côté des distractions usuelles que voudraient m'offrir les organisateurs du plaisir !
Marre que l'on fasse passer la culture des gens pour une espèce d'effort intellectuel rébarbatif ! C'est l'antipode...
C'est comme "la société des loisirs", concept fumeux, oxymore même, puisque désignant une société qui tue le loisir par la distraction.
Pour le reste, je suis bien d'accord : la récupération marchande à bas prix de nos plus beaux esprits, d'Arendt à Debord, fait partie du foin aseptisé, passé à la moulinette du futile, que l'on distribue à un peuple d'ânes et d'ânesses et qui ne sait plus que braire.
Écrit par : Bertrand | mercredi, 24 avril 2013
Merci de m'obliger à replacer la citation dans son contexte.
Avant ce passage, Arendt parle du loisir industriel (dans la lignée de la critique qu'en firent Adorno ou plus encore son ex mari Gunther Anders). Elle oppose la culture au sens latin du terme (l'otium, qui veut dire loisir, justement) au divertissement destiné à être consommé, dont il ne restera rien ; la culture individuelle au conditionnement de masse
Et j'avoue que la dernière phrase ("Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d’abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire.") m'a toujours laissé, et me laisse encore songeur...
Écrit par : solko | mercredi, 24 avril 2013
J'avais écrit un second commentaire, 3 lignes qui se sont effacées, qui grosso modo disait que bien sûr ce n'est pas Hannah Arendt, mais que ça n'empêchait pas ses livres d'être disponibles et n'interdisait à personne de la lire. C'est autre chose. Je prends un exemple. "Sous le soleil de Satan" de Pialat est quelque chose de magnifique, qui n'est pas "Sous le soleil de Satan" de Bernanos. Je ne pense pas que le film de Pialat soit une récupération marchande, pas plus que le film dont nous parlons!On n'en est pas aux porte-clés Hannah Arendt je crois! Et puis je n'aime pas cette notion de "masse" et l'idée qu'il ne faudrait pas que Shakespeare divertisse me parait fumeuse et même bien sûr dangereuse. Vous allez encore trouver ça ridicule, bon ça ne m'empêchera pas de dormir! mais par exemple Chateaubriand me divertit. Quant à la notion d'"éducatif" alors là je ne suis franchement pas d'accord!Ni Shakespeare ni My fair Lady ni quoi que ce soit n'a vocation à être "éducatif"! Bref je suis incorrigible et voir la Joconde sur une boîte de sardines ne me parait pas une insulte faite à Léonard de Vinci...Qui décide ce qui est de pacotille ou non? Et comment pouvez-vous croire qu'Hannah Arendt puisse être abimée par ce film! C'est juste un film.
Écrit par : Sophie | mercredi, 24 avril 2013
Moi non plus je n'aime pas cette notion de masse, c'est le moins que je puisse dire ! Pourtant, force m'est de constater que je suis englué dedans, dans mes goûts comme dans mes opinions, dès que je ne me repose pas assez, ni ne déconnecte.
Quant à la notion de divertissement chez Shakespeare, ce qu'Arendt dénonce, c'est le fait qu'on tranche, coupe les monologues chez Hamlet pour ne garder que le divertissant, vous le savez bien.
Concernant le théâtre, oui, Shakespeare comme Molière, Racine ou Claudel m'ont éduqué, au sens où ils m'ont communiqué des songes, des réflexions, des impressions que je n'avais pas par moi-même, et que personne ne m'avait communiqués. Ce qui n'a jamais été le cas d'une simple comédie musicale par exemple.
Idem avec Chateaubriand : bien sûr qu'il me plait. Mais il ne fait pas que ça.
Écrit par : solko | mercredi, 24 avril 2013
Reconstituant le contexte, on en arrive donc peu ou prou à ce que je disais entre distraction et loisir.
Distraction. Pas divertissement. Ce n'est pas moi qui vais vous apprendre Pascal, n'est-ce pas ?
Chateaubriand me divertit, c'est un loisir de relire certaines pages du " Génie du christianisme ". Il ne me distrait pas.
C'est juste un film, dit Sophie. Certes. Le tout est de savoir s'il s'agit d'un film juste. Si tant est qu'il en soit. Mais là, je n'irai pas plus loin tant je serais partial et chiant, ayant "cet art du mensonge" en grippe. J'en sais quelque chose...
La Joconde sur une boîte de sardines ? je m'en fous tellement c'est cornichon. Je trouve ça dommage pour les sardines, quand même (!)
Écrit par : Bertrand | mercredi, 24 avril 2013
Pour le fun, je rajoute là-haut une capture d'écran prise sur twitter pour la promotion du film. Là-dessus je vous salue tous et retourne travailler.
Écrit par : solko | mercredi, 24 avril 2013
Les commentaires sont fermés.