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lundi, 13 décembre 2010

Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?

« Un jour nous vîmes s’asseoir à notre table un garçon fin et maladif, d’une pâleur nacrée. Une barbe légère encadrait son visage, où l’on ne voyait que deux grands yeux, d’une tendresse féminine et d’une rare beauté. Pouvions-nous penser que ces yeux deviendraient ceux d’un coureur de routes et qu’ils se fermeraient aux lueurs d’un drame terrible ? Il nous monte des larmes en pensant au destin de celui qui, vers Pâques, en 1903, vint à nous, le rire aux lèvres et les mains tendues. C’était le plus pur d’entre nous. Sa vie nous fut un charme et sa mort un exemple. Il avait dix-huit ans et s’appelait Albert Londres.

Albert incarnait alors avec une miraculeuse exactitude l’idéal des dernières grisettes. Il eut ce privilège entre tous envié d’être à chaque pas de sa route exactement l’homme attendu. A l’âge des premières amours, comme à tous les âges de sa brève existence, il n’eut qu’à se laisser vivre pour triompher.

Je voudrais le peindre tel qu’il fût. Mais que puis-je ? Ombre chère, comment te retrouver ? Quarante ans ont fui depuis ce matin rêveur  où tu nous offris tes premiers vers, une mince brochure au titre anxieux et tendre. Un soleil jaune dorait les toits sous un ciel de coton mouillé. La rumeur étouffée de la ville accompagnait ta voix claire, et ta grâce animait le fier  délabrement de notre mansarde.

Dès cette époque, il savait se passer de tout, et, pour commencer, du nécessaire. Jamais, à aucun moment, il n’eut rien d’un bourgeois. De toutes les faiblesses humaines, celles qui lui furent toujours étrangères, c’étaient assurément le goût des aises et la vanité. Plus tar, au temps même où, par état, il dut fréquenter les milliardaires et hanter les palaces, un meublé de troisième ordre suffisait à son confort. Il se passait des petites commodités comme il se moquait des honneurs. Son mépris du décorum s’étendait aux décorations. Jamais, de personne, il n’accepta aucun ruban. Il avait des politiciens de toute nuance le mépris le plus complet. Les gens en place lui faisaient l’effet de chevaux de fiacre. Mors d’ordre et mots creux le dégoutaient également. Patriote à l’extrême, il n’était nullement cocardier. Il ne suivait en aucune façon les musiques militaires. Il ne croyait à aucune louange, à aucune consécration. Lui, si courtois, si curieux, se gardait de lire ce qu’on écrivait sur ses œuvres. Les querelles d’écrivains lui faisaient hausser les épaules. Il ignorait jusqu’à l’existence des snobs. Quant à l’argent, lorsqu’il en eut, ce fut pour le laisser couler entre ses doigts, comme de l’eau. »

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Ce portrait d’Albert Londres se trouve au cœur du dispositif de Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?, deuxième tome des souvenirs de Henri Béraud.


Si La Gerbe d’Or passe auprès du grand public comme le plus gros succès en librairie d’Henri Béraud – en tout cas son livre le plus connu et le plus souvent réédité -, le deuxième tome de ses souvenirs, celui qui renoue avec les turbulences de sa jeunesse à Lyon, passe pour le meilleur  auprès du public plus restreint de ses lecteurs avertis. Moins romancé, certes. Mais dans le style, comme dans le propos tenu, dans ce registre si caractéristique où se mêlent enthousiasme et amertume,  plus mûr, et bien plus abouti que le récit de la prime enfance.

Au regret populaire de n’être pas reconnu à son juste mérite par ses contemporains  s’est toujours mêlé, chez Béraud, la jouissance aristocratique de se sentir par eux, justement, mis à l’écart ;  jouissance et regret qui culmineront dans le ton de Quinze jours avec la mort, le journal de sa captivité qu’il composera durant  l’hiver 1944, mais qui déjà s’exprimaient dans l’avertissement au lecteur des Morts Lyriques, une œuvre datant de 1912, dans laquelle Béraud se vantait ironiquement d’être « aussi tardigrade, aussi périmé, aussi démonétisé » que ses propres héros.  

Lorsqu’en septembre 1940, il entreprit l’écriture ce deuxième tome, il reprit la même expression dans sa préface, comme pour marquer l’écart générationnel  qui le sépare dorénavant de « la jeunesse », laquelle n’a connu ni le dix-neuvième siècle finissant, ni la première guerre mondiale :

« Vais-je prétendre, après tant d’autres, que je m’adresse à nos fils ? Qu’aurais-je à leur dire ? Rien. Ceux de mon âge n’ont rien à dire à la jeunesse, et la jeunesse n’a rien à leur dire. On ne peut qu’échanger des conseils contre des confidences. Indigne, horrible marché, tout à l’avantage des vieux qui, recevant l’or de la vie, ne rendent que les devises crasseuses et démonétisées de leur expérience. »

 

Le titre du deuxième recueil de souvenirs  emprunte donc au Verlaine emprisonné de Sagesse une bribe de vers : « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? »  Au commencement de la préface, l’écrivain évoque le désir avorté d’écrire une suite à la Gerbe d’Or, qu’il éprouva à Rome en 1935, suite que les nécessités du « combat politique » ne lui permirent  pas de mener à terme : « J’écrivis toute la nuit. A l’aube, un chapitre était achevé. Mais le lendemain, je dus rentrer à Paris, où des tâches plus rudes m’appelaient. Il s’agissait d’écrire d’une autre encre. On était à la veille des calamités. Ceux qui nous y conduisaient, il fallait les dénoncer. Le devoir était de combattre. Nous avons combattu »

Les « calamités » dont il est question, c’est bien sûr juin 40. « Ceux qui nous y conduisaient », sont les leaders du front populaire ; on sait que 1934/35, est le moment précis où Béraud, jusqu’alors républicain de gauche, va basculer auprès d’Horace de Carbuccia, dans les rangs de la droite nationale.

Juin 40 ; cette débâcle dont Claude Simon tirera La Route des Flandes, Béraud la vit comme dans un cauchemar, à demi éveillé. Il en tirera ce recueil, « une image fanée de ce qu’a détruit la folie du monde ». « Le seul de mes livres auquel j’attache quelque prix », dit-il dans Les derniers Beaux Jours.

En sept chapitres, il revient sur son adolescence lyonnaise, bouclant ainsi « le portrait d’une génération entre 1885 et 1940 » qu’il avait commencé douze ans plus tôt au faîte de sa gloire avec La Gerbe d’Or, et qu’il achèvera avec les Derniers Beaux Jours. Entièrement placé sous le signe d’un revenant, le père Gidrol, voisin fantasque de la boulangerie d’enfance dont les récits enchantaient l’enfant Béraud, le premier chapitre place d’emblée la totalité du récit sous le signe de la transmission orale du vieillard à l’enfant. Les « revenants » ne cessent dès lors de surgir au fil des songes turbulents et des chimères ressuscitées : le « théâtreux »Charles Dullin,  le journaliste Albert Londres, l’écrivain Paul Lintier,  les peintres Charles Sénard et Adrien Godien. C’est sur une remarque de ce dernier que se clôt le livre, le jour de l’assassinat de Jaurès : « Ah ! dit-il, nous étions si heureux ! »

Ce bonheur en partie retrouvé - ou réinventé - dans le geste de l'écriture, le récit le laisse sans cesse transparaître pour se heurter au  malheur du temps présent. Et le malheur du temps présent, étrangement, ne parait exister que pour rendre à ce bonheur tout son éclat.

 

Henri Béraud - Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?

Ed. de France (1941) - Ed. de Paris (1949) - Ed Plon (1953) - tous épuisés

A découvrir chez les bouquinistes ou sur ebay.

Commentaires

J'ai l'édition de 1941, éditions de France. Je ne l'ai pas encore lu ; ainsi de six livres de Béraud ; j'attends que mon temps intérieur me ramène vers lui. 'A la vitesse de la vie, un rien parfois fait dérailler des heures', des jours, des mois...

Écrit par : Michèle | lundi, 13 décembre 2010

APOCALYPSO SURF

Le temps présent ne connaît
Du malheur que des fleurs
Perchées sur des vagues
Comme autant de spores
Que le tsunami égrène
En chapelets de petits bonheurs

Au temps présent
Seule une fontaine
Ignorante et alerte
Ensemence le terreau
De sa fécondité prégnante

Ailleurs
Dans le passé
Que revisite en permanence
La pensée carcérale
Des cathédrales de soupirs
Ponctuent la pluralité
Des conjugaisons

Au temps présent
Le temps ne présente plus
Le moindre soupçon d'importance
Dans la fraîcheur sylvestre
Qui embaume de son aura
Le moindre cachet d'extasy

Écrit par : gmc | mardi, 14 décembre 2010

"Les gens en place lui faisaient l'effet de chevaux de fiacre"... Le temps passe, le monde ne change pas. Les gens en place nous font maintenant l'effet de chevaux de manège.
(Je ne connais pas Béraud, merci.)

Écrit par : Sophie K. | jeudi, 16 décembre 2010

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