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mardi, 16 mars 2010

A la dérive

Le silence est l’unité de temps. L’obscurité, l’unité de lieu. D’action, il n’y a que le pas, puis le glissement de la barque sur l'eau. La scène est la forêt. La forêt est vierge. Absolument. Comme aucune femme ne le fut jamais. Silence et humilité, sous ces troncs perdus dans le ciel. Silence et humidité.

L’œil, également, qui se meut sur une page d’Horacio Quiroga.

 

 

 

Horacio_Quiroga.jpg

 

A LA DERIVE

 

L’homme marcha sur quelque chose de mou et sentit aussitôt la morsure à son pied. Il bondit en avant et, en se retournant, il vit en jurant une yararacusu qui, enroulée sur elle-même, attendait une autre attaque.

L’homme jeta un rapide coup d’œil à son pied, où deux gouttelettes de sang grossissaient péniblement, et sortit sa machette de sa ceinture. Le serpent vit la menace et enfonça davantage la tête au centre même de sa spirale ; mais le dos de la lame tomba, lui disloquant les vertèbres.

L’homme se baissa, essuya les gouttelettes de sang, et contempla un instant la morsure. Une douleur aiguë naissait des deux petits points violets et commençait à envahir tout le pied. Il serra sa cheville en toute hâte avec son foulard et suivit le sentier jusqu’à sa cabane.

La douleur au pied augmentait et l’homme éprouvait maintenant le tiraillement d’une enflure ; soudain, il sentit deux ou trois élancements fulgurants qui, tels des éclairs, irradièrent de la blessure jusqu’au milieu du mollet. Il remuait la jambe avec difficulté ; une sécheresse métallique de la gorge, puis une soif brûlante lui arrachèrent un nouveau juron.

Il arriva enfin à sa cabane et s’affala sur la roue du moulin à sucre. Les deux petits points violets avaient disparu dans la monstrueuse boursouflure du pied tout entier. La peau, trop tendue, semblait plus mince, prête à céder. Il voulut appeler sa femme, mais sa voix se brisa en un raclement rauque de gorge desséchée. La soif le dévorait.

- Dorotea ! parvint-il à lancer dans un râle, donne-moi de la cana !

Sa femme accourut avec un verre plein que l’homme vida en trois gorgées. Mais il ne sentit pas le moindre goût.

- Je t’ai demandé de la canã, pas de l’eau ! rugit-il de nouveau, donne-moi de la canã!

- Mais c’est de la canã, Paulino ! protesta la femme, épouvantée.

- Non, tu m’as donné de l’eau ! Je veux de la canã , je te dis !

La femme repartit en courant et revint avec la dame-jeanne. L’homme avala deux verres coup sur coup, mais il ne sentit rien dans sa gorge.

- Bon, ça se gâte… » murmura-t-il alors, en regardant son pied livide et déjà luisant de gangrène. Par-dessus le mouchoir qui s’enfonçait, la chair débordait comme un boudin monstrueux.

Les douleurs fulgurantes se succédaient en éclairs continus et atteignaient maintenant l’aine. L’atroce sécheresse de la gorge, que le souffle semblait encore échauffer, augmentait également. Quand il tenta de se relever, un vomissement foudroyant le maintint une demi-minute le front appuyé contre la roue du bois.

Mais l’homme ne voulait pas mourir et, descendant jusqu’à la berge, il monta dans son canot. Il s’assit sur la poupe et commença à ramer jusqu’au milieu du Parana. Là le courant du fleuve qui dans les environs de l’Iguazu, file six nœuds, le mènerait en moins de cinq heures à Tacuru-Pucu.

L’homme, avec une sombre énergie, put effectivement arriver jusqu’au milieu du fleuve ; mais là ses mains endormies laissèrent tomber la rame dans le canot et, après un nouveau vomissement – de sang cette fois-ci – il regarda un instant le soleil qui déclinait déjà derrière la forêt.

Toute sa jambe, jusqu’à mi-cuisse, n’était plus qu’un bloc difforme et très dur qui crevait le vêtement. L’homme coupa la ligature et ouvrit son pantalon avec son couteau : le bas-ventre déborda, boursouflé, couvert de grandes taches livides et terriblement douloureux. L’homme pensa que tout seul, il ne pourrait jamais atteindre Tacuru-Pucu, et il se décida à demander de l’aide à son compère Alves, bien qu’ils fussent brouillés depuis longtemps.

Le courant du fleuve se précipitait maintenant vers la rive brésilienne, et l’homme put facilement accoster. Il se traîna sur le sentier montant ; mais au bout de vingt mètres, épuisé, il s’effondra sur le ventre.

- Alves ! cria-t-il de toutes ses forces. Et il tendit l’oreille en vain.

- Compère Alves ! Ne me refuse pas ce service ! s’exclama-t-il à nouveau en relevant la tête du sol.

Dans le silence de la forêt, on n’entendit aucun bruit. L’homme trouva encore le courage d’arriver jusqu’à son canot, et le courant, s’en emparant à nouveau, l’emporta rapidement à la dérive.

Là, le Parana, encaissé au fond d’une fosse immense, entre des parois hautes de cent mètres, coule funèbrement. Sur les berges bordées de noirs blocs de basalte, la forêt s’élève déjà, noire elle aussi. Devant, sur les côtés, derrière, toujours l’éternelle muraille lugubre, au pied de laquelle le fleuve tourbillonnant précipite en incessants remous son eau fangeuse. Sur le paysage agressif règne un silence de mort. A la tombée du jour, cependant, sa beauté sombre et calme acquiert une majesté unique.

Le soleil s’était déjà couché quand l’homme, à demi étendu au fond de sa barque, eut un violent frisson. Et soudain, étonné, il releva lourdement la tête : il se sentait mieux. Sa jambe le faisait à peine souffrir, sa soif diminuait, et sa poitrine, libérée, s’ouvrait en une lente inspiration.

Le venin commençait à se retirer, il n’y avait pas de doute.  Il se sentait presque bien et, quoiqu’il n’eût pas la force de bouger la main, il comptait sur la chute de la rosée pour e remettre tout à fait. Il calcula qu’avant trois heures, il serait à Tacuru Pucu.

Son bien-être augmentait, et avec lui une somnolence pleine de souvenirs. Il ne sentait plus rien, ni à la jambe, ni au ventre. Son compère Gaona vivait-il encore à Tacuru Pucu ? Peut-être verrait-il aussi son ex-patron, mister Dougald, et le receveur de la fabrique.

Arriverait-il bientôt ? le ciel, au couchant, s’ouvrait maintenant comme un écran d’or, et le fleuve lui aussi s’était coloré. Depuis la côte paraguayenne, déjà plongée dans les ténèbres, la forêt laissait tomber sur le fleuve sa fraîcheur crépusculaire en pénétrants effluves de fleur d’oranger et de miel sylvestre. Un couple de perroquets passa très haut, en silence, vers le Paraguay.

Là-bas, en bas, sur le fleuve d’or, tournant quelquefois sur lui-même dans les remous d’un tourbillon, le canot dérivait rapidement. L’homme qui était dedans se sentait de mieux en mieux et pensait, entre autres au temps exact qu’il avait passé sans voir son ex-patron Dougald. Trois ans ? Peut-être pas, pas autant. Deux ans et neuf mois ? Possible. Huit mois et demi ? C’est ça, oui. Sûrement.

Soudain il sentit qu’il était glacé jusqu’à la poitrine. Ce devait être… Quoi ? Et sa respiration…

Le receveur de bois de mister Dougald, Lorenzo Cubilla, il l’avait connu à Puerto Esperanza un Vendredi Saint… Un vendredi ? Oui, ou un jeudi…

L’homme étira lentement les doigts de sa main.

- Un jeudi…

Et il cessa de respirer.

 

Horacio QUIROGA (1878- 1937) - Contes d’amour, de folie et de mort

 

20:10 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : horacio quiroga, à la dérive, littérature | | |

Commentaires

C'est magnifique !

Écrit par : Frasby | mardi, 16 mars 2010

Superbe, en effet. Je n'ai jamais lu cet auteur qui semble valoir le détour. D'après ce que je trouve via Google, sa vie fut assez sombre:

"L'existence tout entière d'Horacio Quiroga est placée sous le signe de la mort : mort de son père, qui, alors que le futur écrivain est âgé de trois mois se tire une balle de fusil dans la tête sans que l'on sache s'il s'agit d'un accident ou d'un suicide; mort de son beau-père, dix-sept ans plus tard, qui se suicide d'un coup de fusil sous les yeux du jeune homme ; suicide de sa première femme en 1915 ; mort enfin de son meilleur ami, Federico Ferrando, accidentellement tué par Quiroga lui-même alors qu'il manipule un pistolet.

On ne s'étonnera pas que dans ce contexte très particulier les contes et nouvelles publiés par Horacio Quiroga soient placés sous le signe de cette facilité sinistre de mourir."

Écrit par : Feuilly | mardi, 16 mars 2010

ça me fait penser à Garcia Marquez, drôle, émouvant, féroce, superbe...c-f. Douze contes vagabonds.

Écrit par : Sylvaine | mardi, 16 mars 2010

Merci, Solko. Un moment de lecture époustouflant. Une écriture qui enveloppe et votre introduction superbe;
J'aime beaucoup ce texte. La froideur de sa première ligne : "L’homme marcha sur quelque chose de mou et sentit aussitôt la morsure à son pied."
Quelle précision du langage ! On sait déjà le serpent avnt qu'il ne soit dit. On a soi-même marché dessus.
Me rappelle aussi un texte magnifique où l'homme mordu par une vipère voit son agonie. "La pluie jaune" de Julio Llamazares.

Écrit par : Bertrand | mardi, 16 mars 2010

Pourquoi les hommes ne s'habillent plus comme ça?

Écrit par : Sophie | mercredi, 17 mars 2010

Cher Solko,
J'ai découvert ce texte en espagnol en terminale. Et puis en français, relu en français il y a quelques années. J'aime beaucoup l'oreiller de plumes, dans le même recueil. Je l'ai numérisée, je peux l'envoyer d'ailleurs.

Écrit par : tanguy | mercredi, 17 mars 2010

@ Frasby : Content que cela vous plaise.

@ Feuilly : Je sais très peu de choses sur l'homme. Mais j'aime beacuoup de recueil, contes d'amour, de folie, et de mort.

@ Bertrand : Le titre que vous citez me dit quelque chose, en effet. Avec l'agonie, nous touchons à un thème universel. Inépuisable.

@ Sylvaine : Oui, du vif et du réel mêlé à du poétique chez les deux.

@ Tanguy : Une histoire de vampire, dites-moi. J'ai le texte en livre imprimé (ça fait drôle de dire cela) chez moi. Mais vous pouvez la poster sur Vaste blogue. Visiblement, il y a des lecteurs pour Horacio.

Écrit par : solko | mercredi, 17 mars 2010

@ Sophie : Pour que les hommes s'habillent à nouveau comme ça, il faudrait remettre de srideaux comme ceux qui sont derrière lui à toutes les fenêtres.
Enfin, il y a encore quelques rideaux et quelques hommes comme ça. N'exagerons pas.

Écrit par : solko | mercredi, 17 mars 2010

Plaire ? Objection votre honneur ! le verbe est faible.
Fasciner serait ma mesure. Je découvre grâce à vous. Merci vraiment...

Écrit par : Frasby | jeudi, 18 mars 2010

@ Sophie : Pour plaire aux femmes d'aujourd'hui, non ?

Écrit par : Pascal | jeudi, 18 mars 2010

@ Solko : Belle, mais sale histoire.
Est-ce normal d'avoir deux fois de suite la phrase : " Le venin commençait à se retirer, il n'y avait pas de doute." ?

Écrit par : Pascal | jeudi, 18 mars 2010

Le parallèle que je mettais entre ces deux textes (celui-ci et celui de Llamazares), c'est surtout la morsure de vipère...
Et l'agonie qui s'en suit, bien sûr...

Écrit par : Bertrand | jeudi, 18 mars 2010

"S'ensuit" en un seul mot, bien sûr...

Écrit par : Bertrand | jeudi, 18 mars 2010

Texte remarquable. Quelle violence que notre solitude toujours déjà là face à la mort et cette étrangeté de ne pouvoir savoir ce qu'est mourir ni s'y résigner. Ceci est déchirant bien plus que cette fatalité toute humaine.

Écrit par : Marie-Hélène | jeudi, 18 mars 2010

@Sophie & Pascal: peut-être parce que plus personne ne s'habille vraiment...

Écrit par : Marie-Hélène | jeudi, 18 mars 2010

@ Pascal : Merci m'avoir signalé l'erreur. Je corrige.

Écrit par : solko | vendredi, 19 mars 2010

Juste pour signaler aux amateurs, cher Solko, la mise en ligne de "l'oreiller de plumes", du même Quiroga dans mon bac à sable.
C'est ici :
http://tangleding.hautetfort.com/archive/2010/03/23/horacio-quiroga-l-oreiller-de-plumes.html

Écrit par : tanguy | mardi, 23 mars 2010

Les commentaires sont fermés.