lundi, 27 février 2012
Un ange noir
Curieux texte, que le dernier roman de François Beaune. Dans un Lyon dont le centre névralgique serait la place des Terreaux, ses SDF et ses punks à chiens et qui, pour le reste, se résume à des lieux de passage, de travail ou de survie, il examine de près la faillite de l’héritage républicain, « la faillite du code de vie commun » (p 97). A partir d’un fait divers relaté par le Progrès, il plonge son lecteur dans le carnet de bord d’un personnage ambigu, petit blanc fin de race « né avec une sciatique » (p 65) et « vivant parmi les mules obéissantes (p 67). A la croisée de plusieurs mondes, Alexandre Petit (c’est lui l’ange noir annoncé par le titre) tient à la fois du pauvre type, du justicier et du criminel en cavale.
Par une sorte de malédiction maternelle la fois sociologique, affective et onomastique, ce héros qui sait lire ne retient pas ce qu'il lit.. Entendons par là qu’il n’a ni le goût ni le désir ni la capacité de déchiffrer sur le long terme le monde à travers autre chose que des sensations immédiates ou des impressions instable. Sa mère l’ayant détaché, coupé de tout héritage, il ne maîtrise donc ni les codes de l’ancien monde (« boulets de certitudes éculées à traîne derrière soi - p 238), ni vraiment ceux du nouveau. De l’expérience qu’il fait de sa vie sociale, il ne tire qu’une énergie lucide et négative, une énergie d’extermination qui le pousse au crime gratuit, voire sacrificiel. C’est donc un personnage complexe, attachant et malsain, avec lequel le lecteur peut être tout autant distancié qu’en totale empathie : d’où l’intérêt du roman, la richesse du texte, l’originalité du sujet.
Ce personnage règle donc ses comptes non seulement avec sa « vieille carne de mère » institutrice très classe moyenne, mais aussi avec tout son entourage, gens de gauche à la duplicité manifeste qui ont manufacturé la décadence de son univers (« une mauvaise foi, cette tradition de gauche que je pratique depuis l’enfance, et qui s’applique à tout » p 244), qu’ils soient de grands penseurs (nos grands intellectuels s’époumonent au-dessus de la tête des gens, professeurs, intellectuels m’ont appris à viser trop haut » p258) ou de simples militants (« Leur fausse envie de changement me donne des haut-le-cœur. Ils regardent le match, mais ils sont convaincus qu’ils feraient un meilleur entraîneur que celui en fonction» p 110).
Dès lors, écrit le héros, « Mon sort est déjà programmé » (p 52), « Le sort s’acharne et me colle ce crime sur le dos » (p56). Car il cache un secret «difficile à décrire » : pour résumer, dit-il, on ne le trouve pas sympathique : « l’antipathie que je dégage est telle une seconde nature. Je vis avec depuis toujours ». (p 36)
Dans son environnement qui ne lui offre plus rien de naturel (« La ville, quand je respire, se soulève de pollution. Son ombre tremble. La pire odeur, je crois, est cette odeur artificielle de croissant. Je peux vomir au moment où je croise cette onde sucrée de boulangerie dans le couloir du métro »), Alexandre Petit estime « faire partie des rescapés » (p 67) : « nous survivons grâce au progrès de la médecine. La société moderne, en vaccinant, a choisi de faire cohabiter fantômes et vivants, sans distinction » (p 67) Ayant apprivoisé son état maladif, l’ange noir, qui a appris « les petites lâchetés » nécessaires à sa survie va découvrir durant les chapitres de ce texte envoutant le plaisir du crime, un crime qu’il situe entre nécessité et délivrance.
Dans l’univers de François Beaune, il y a ceux qui, proches de l’ironique Dieu des temps modernes, se pavanent de l’autre côté de l’écran parce qu’ils ont réussi, et ces autres que ce même Dieu a oubliés, qui meurent dans la société civile, (infirmiers, policiers, profs, commerçants, punks, SDF…) « Le monde est inversé » (p 157) et «la statistique est une pieuvre aux immenses tentacules ventousés à nos têtes » (p252) : « Statistiquement, nous avons 7,3 fois plus de chances de refaire un chemin familier que d’en prendre un nouveau » (p 191), « 99% de ce qui a vécu que terre a déjà disparu (p169). Statistiquement aussi, nous avons tous une chance de devenir criminels tant le monde est devenu laid et la figure de l’autre haïssable, qu’il soit turc (« Les Turcs attirent les affamés tels les étrons les mouches » « rouleau de bidoche grillant heureux dans l’air rance au milieu des fautes d’orthographe ») ou discounter (« Le discounter est pire qu’un Turc : il touche à tous les coins de la vie de consommateur. Il te noie et te charme de laideur. »)
D’où cet aveu : « j’ai appris à considérer le beau comme un danger. Quand j’aperçois un produit laid comme les yaourts premier prix, je suis instinctivement attiré, je les mets dans mon panier avec plaisir, avec l’impression d’être à ma place. Le laid est l’intuition du pauvre » (p204)
Thriller, fable sociale, le roman pourrait apparaître comme celui d’une génération sacrifiée sur l’autel de la fameuse « adaptation » au monde moderne, qui fut et demeure la litanie de tous les biens pensants du système : « Chacun sait qu’adaptation est mutation, mutation qui réclame le sacrifice d’une génération au minimum, sacrifice dont la prochaine génération bénéficiera car elle aura sa place, elle connaître les nouvelles règles de comportement », écrit Beaune à la fin de son texte, comme pour justifier à la fois l’errance et le sur-place de son héros, surdiplômé et enquêteur à la Sofres, bénévole aux Restos du cœur et antisocial confirmé, adolescent attardé et criminel, héros trouble dans la psyché duquel se lit toute la schizophrénie molle de l’époque.
François Beaune, Un Ange Noir, Verticales, 2011
11:31 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : françois beaune, un ange noir, verticales, littérature, lyon, société, politique |