vendredi, 12 octobre 2007
La ville est à vous
On est frappé, en ouvrant un album de cartes postales anciennes, par l’espace qu’offraient aux seuls piétons les rues vides des villes, avant leur envahissement progressif par les automobiles. Des rues, des avenues, des boulevards pavés, sillonnées par les rails des tramways, demeurent alors presque exclusivement leur domaine. De-ci, de-là, une charrette, que tire un cheval lascif. Un passant chapeauté qui s’engage sur la chaussée peut, sans crainte d'être renversé, songer à ses affaires. Un enjant joue. Les monuments sont dégagés, bien visibles, comme les enseignes, les façades. Pas la moindre automobile dans la perspective !
Le mythe de la Belle Epoque et celui de sa douceur de vivre ne sont sans doute pas étranger à ce calme d’avant le tout-bagnoles, qu’on perçoit dans ces espaces reproduits sur ces cartes anciennes, à cette lenteur diffuse qui imprègne la ville et laisse aux hommes le temps de vivre : Voici, sur la question, quelques témoignages d’écrivains :
« J’ai dû voir les derniers omnibus à chevaux cahoter sur le pavé lyonnais. Et j’ai vu les premières automobiles, machines fumantes qui semblaient bourrées de mélinite tant elles secouaient l’air d’explosions violentes, avancer par bonds et saccades sur la voie publique, où elles semaient l’effroi parmi le badauds lents et obstinés, qui ne voulaient pas démordre que le milieu de la chaussée fût un endroit convenable pour lire le journal ou se congratuler entre amis. » (1)
Dans son journal intime, le président de la chambre du Commerce de 1899 à 1911, Auguste Isaac, dont le chauffeur a renversé et tué un enfant de huit ans, consigne les actes du procès du dénommé Philibert : Trois mois de prison ferme, qu’un recours en appel et quelque amicale sollicitation transformeront en trois mois avec sursis. Il remarque, à cette occasion :
« On me dit que le substitut a fait un réquisitoire virulent. Il a soutenu que la voie publique appartient aux piétons et que, s’il plait à deux amis, se rencontrant sur la chaussée, de ne pas se séparer, de rester immobile devant une voiture, celle-ci n’a qu’à attendre leur bon plaisir pour continuer sa route. »
Il fallut bien deux générations pour que s’opère une transformation radicale des mentalités : A Lyon, deux tunnels successifs ont transpercé le flanc des vieilles collines. Celui de la Croix Rousse, qui a défiguré à jamais le quai Saint-Clair ; celui de Fourvière, qui a rendu l'ancienne capitale des Gaules aussi tristement célèbre que les bouchons d'autoroute, et dont la construction eut pour corollaire le saccage de la vieille place Carnot.
Au fil du vingtième siècle, les fleuves corsetés dans leurs quais sont devenus de simples passants, furtifs et pollués, tandis que 400.000 voitures s’entassent dans nos rues, posant des problèmes de stationnement aussi innombrables qu’irrésolus. En défigurant littéralement et quotidiennement la ville, la bagnole des particuliers aura, au final, rendu légendaire cet autrefois, où tout n’était pas rose, mais où le calme, le silence et la civilité, le rêve et la réflexion étaient encore un droit commun disponible à chacun, au coin de nos rues.
09:52 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : lyon, société, actualité, ville, urbanisme. |