dimanche, 04 mars 2012
Penser l'histoire à Bron, avec Bouton et Bégout
Christophe Bouton et Bruce Bégout présentaient hier à la Fête du livre de Bron leur volume Penser l’histoire, de Karl Marx au siècle des catastrophes, fruit d’une série de travaux menés dans le cadre du centre de recherches Lumières, Nature, Sociétés de l’université Michel de Montaigne à Bordeaux. Préfacé par Jacques Revel, l’ouvrage publié en 2011 se compose de plusieurs contributions, dont une de chacun des deux intervenants.
Pour la mise en bouche, Christophe Bouton retrace brièvement le sens général de l’histoire, tel que l’ont défini les Lumières et dans leur sillage Hegel puis Marx : le fil conducteur du progrès est l’extension de la citoyenneté, basée sur la conquête politique de la liberté par le plus grand nombre, de l’empire oriental ou égyptien dans lequel seul un grand homme était libre (empereur ou pharaon), à la Grèce Antique où seuls quelques hommes étaient libres, jusqu'aux idéaux de la Révolution Française qui postule que tous les hommes peuvent être libres. Il dresse ensuite le constat de la remise en cause par de nombreux penseurs modernes de cette philosophie heureuse de l’histoire devant les guerres mondiales du XXème siècle et le « temps des catastrophes » dans lequel nous nous trouvons à l’ère du capitalisme mondialisé. Il ne s’agit donc pas de réactiver les philosophies du passé, mais de définir des outils et des schémas d’interprétations appropriés pour saisir l’époque actuelle, définie principalement par la perte du sens. Rien de très neuf, en somme, mais une mise en perspective à la fois claire et professorale.
Partant d’une formule de Jan Patocka dans ses Essais hérétiques,, « l’homme ne peut vivre dans la certitude du non sens », Bruce Bégout rappelle alors qu’il ne peut y avoir de pensée historique sans un début et une fin. Le concept d’histoire débute ainsi pour nous avec les Grecs et se décline depuis en deux schémas linéaires jusqu’à une fin : une première ligne continue, théologique, qui postule l’idée d’un but et qu’on peut dire progressiste ; une seconde, discontinue, eschatologique, qui se borne à attendre une fin, et qu’on peut dire messianique. En somme, nous dirigeons-nous encore vers un but ou attendons-nous simplement une fin ? Voilà qui pourrait alimenter les riches débats menés en ce moment par les principaux candidats à la (re) conquête de l'Elysée.
La réflexion des deux invités aborde ensuite la question du rôle de l’homme dans l’histoire, à travers une article de Christophe Bouton sur le sens et les limites de la « faisabilité » de l’histoire par les hommes eux-mêmes. Contre l’idée que l’histoire serait ouvertement « disponible à l’action humaine », ils examinent trois arguments :
- L’argument d’impuissance, selon laquelle la volonté humaine se brise contre la force des événements inéluctables et le discours fataliste qui s’ensuit. De ce point de vue Napoléon, dont la grande volonté s'enlisa dans l’hiver russe n’est pas, comme le suggère Tolstoï dans Guerre et Paix, le grand stratège légendaire qu’on croit.
- L’argument de l’ironie de l’histoire, qui consiste à dire que les hommes sont acteurs d’une histoire qui leur échappe inévitablement, et qu’ils ne savent pas, le plus souvent, la signification de l’histoire qu’ils écrivent : Ainsi Gorbatchev et sa Pérestroïka.
- L’argument selon lequel vouloir faire de l’histoire est dangereux car cela autorise trop de crimes collatéraux. Et que, si vouloir « faire de l’histoire est dangereux », il faut sortir de la philosophie de l’histoire et revenir à la nature. Après avoir cherché à « transformer le monde », il faut réapprendre à le « conserver ». On reconnait là, quelque peu simplifiés, les points de vue d’Hannah Arendt et de Gunther Anders.
La présentation se clôt par un détour vers la littérature et la notion d’Uchronie. On imagine alors ce que serait l'histoire contemporaine si, par exemple, Hitler avait gagné la guerre. Ce concept d'uchronie, pendant de celui d'utopie, ouvre selon Bégout un rapport original et nouveau à l’histoire et à l’imaginaire. Là-dessus, l'auditoire est rendu à lui-même, tandis que les auteurs se dirigent vers la table où se tiennent les dédicaces, comme c'est l'usage. Dehors, la nuit est tombée et l'hippodrome de Bron se vide de ses badauds d'un jour qui se dirigent sans faire d'histoire en file indienne vers le tramway.
20:37 Publié dans Bouffez du Lyon, Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : christophe bouton, bruce bégout, penser l'histoire, fête du livre, bron, littérature |
Commentaires
En somme, nous dirigeons-nous encore vers un but ou attendons-nous simplement une fin ? Voilà qui pourrait alimenter les riches débats..."
Tout à fait mais qui concerne le "nous" : les dirigeant? les citoyens ? Le choix existe-t-il vraiment ? Pour qui ?
Je suis allée à Bron pour la première fois (vendredi) n'ayant pas prévu de choisir une conférence je n'y ai vu qu'une grande librairie sans aucun auteur...
Écrit par : Rosa | dimanche, 04 mars 2012
Le seul intérêt de Bron, c'est les conférences (enfin, pas toutes). Il y a des rencontres intéressantes. Pour le reste, tu as raison, c'est une librairie. Pour les débats, il faudrait des philosophes, au sens grec du terme. En existe-t-il encore parmi nous ?
Écrit par : solko | dimanche, 04 mars 2012
le concept d'uchrnie existe de manière usuelle depuis plus de trente ans dans la littérature contemporaine dite de science-fiction, catégorie qui fait beaucoup plus rêver que ce genre d'ouvrage^^.
les historiens peuvent toujours se prendre au sérieux, ils ont tous oublié pourquoi les grecs ont attibué une muse à l'histoire.
Écrit par : gmc | dimanche, 04 mars 2012
La remarque de gmc est tout à fait juste : la fiction s'est emparée depuis longtemps de l'uchronie. Je me souviens d'un téléfilm en deux parties imaginant l'Europe maintenue sous la botte d'Hitler, une sorte de Corée du Nord pratiquant le culte de la personnalité, avec bien entendu un peuple bien dressée entretenu dans la négation complète de la Shoah.
En revanche, j'aime bien la mise en perspective faite par ce genre d'ouvrage ; la synthèse entre "le but" et "la fin", notamment, qui m'avait jusque-là échappée - je veux dire par là que le mérite de ces études est de mettre des faits, dont on a moins conscience en les vivant au jour le jour, en mots,ce qui nous fait brusquement prendre de la hauteur. Mais je ne crois pas que les politiciens actuels soient capables d'aborder les choses de cette manière, hélas.
Écrit par : Sophie K. | dimanche, 04 mars 2012
Oui, l'intérêt de ce bouquin, que je n'ai pas lu je précise mais dont j'ai entendu les deux auteurs parler durant une heure me semble être davantage la mise en perspective - la synthèse entre but et fin n'en étant qu'une qu'ils ont évoquée parmi d'autres - et la hauteur qu'ils permettent de prendre,en effet. Pour le reste, ils ne prétendent pas apporter de solutions, d'ailleurs ils n'en ont pas.Il s'agit pour eux de construire une théorie valide, c'est tout.
Écrit par : solko | dimanche, 04 mars 2012
Les commentaires sont fermés.