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mercredi, 15 février 2012

Fin de la culture générale

Fin de la culture générale, aux concours d’entrée de Sciences Po et de nombreuses autres écoles. Un bien ? Un mal ? Chacun disserte dans son coin, comme en d’autres temps sur la réforme de l’orthographe.  La supprimer irait dans le sens de la fameuse égalité (sauce XXIème siècle) qui en toute chose cherche à abolir la discrimination et à établir d’imaginaires parités entre tout ce qui de près ou de loin revendique un pouvoir ou une différence. Vieux credo des éducateurs de gauche. La conserver reviendrait à protéger les  systèmes de castes permettant aux élites de se reproduire de façon pernicieuse.

Longtemps, des théories de gauche l’ont défendue parce qu’elles facilitaient justement l’ascenseur social et l’intégration des plus démunis au sein des élites bourgeoises. Mais il semble qu’aujourd’hui, les élites étant devenues aussi incultes et connes que le bon peuple, à quoi servirait l’enseignement, jugé dispendieux et purement ornemental, de cette fameuse culture générale, devenue un véritable serpent de mer ?

Pour ne pas parler dans le vide, commençons par nous demander ce qu’est cette fameuse culture gé et en quoi consiste dans les faits son enseignement. On découvrirait alors qu’elle est au fil du temps devenue parfaitement anachronique dans les établissements publics du secondaire où des réformes plébiscitées par l’OCDE et effectuées aussi bien par des gouvernements à majorité PS qu’UMP (je n’ose plus trop dire de gauche ou de droite) ont laissé entrer pour des raisons justement sociales et plus tellement culturelles ce qu’on appelle avec une certaine hypocrisie un « nouveau public ». On découvrirait que, franchi ce premier cap, la culture Gé n'est qu'une sorte de matière hybride, sise entre Questions pour un Champion et le Trivial Poursuit, un système de fiches apprises par cœur et servant à bachoter.

On peut dès lors se demander légitimement quelle est son utilité aujourd’hui. Et même, si sa suppression en tant que matière ne sera pas, in fine, le meilleur moyen de rétablir chez certains une envie d’en faire une pratique personnelle. Car la culture générale (détestation pour ce mot générale….) est fondamentalement celle de l’honnête homme (le contraire du pédant ou du technicien) et celle de l’autodidacte (elle est un mode de vie, une pratique individuelle). Au final et sans sophisme, l’enseignement de la culture générale n’était-il pas le pire ennemi de la culture générale ?

A un jeune homme qui habiterait Paris et s’apprêterait à le quitter bientôt, je conseillerais à ce sujet deux choses en matière de culture générale : d’abord, une promenade au Père Lachaise. Rêver un bref instant devant ces  tombes qui ne sont ni des fiches ni des produits, observer longuement celle d’Héloïse et Abélard, puis celle de Géricault, celles de quelques généraux d’Empire, méditer longuement enfin devant celle de Balzac et celle de Nerval qui se font face, en se disant : « Et maintenant à nous trois ! »

Et puis, parce qu’on ne peut penser que « sur la brèche », se plonger durant les mois qui viennent dans la si rigoureuse et si juste Crise de la Culture d’Hannah Arendt, dont je tire les quelques lignes qui vont suivre : il n’y a pas mieux pour comprendre comment et pourquoi on a pu en arriver là, grâce aux efforts conjugués des politiciens de tous bords, soucieux de faire d’une pierre deux coups en déclinant non sans démagogie le culturel sur le mode du social et le social sur le mode du culturel, histoire de rattraper le retard par rapport à nos amis américains et de préparer le monde de demain.

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Hannah Arendt

 


La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme ) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n'atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés — réécrits, condensés, digères, réduits à l'état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n’est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs sont une sorte particulière d'intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d'organiser, diffuser, et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu'Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d’abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire.

La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l'exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. Le grand utilisateur et consommateur des objets est la vie elle-même, la vie de l'individu et la vie de la société comme tout. La vie est indifférente à la choséité d'un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passe, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin. Et pour cet utilitarisme de la fonction, cela ne joue pratiquement pas que les besoins en question soient d'un ordre élevé ou inférieur. Que les arts soient fonctionnels, que les cathédrales satisfassent un besoin religieux de la société, qu'un tableau soit né du besoin de s'exprimer de l'individu peintre, que le spectateur le regarde par désir de se perfectionner, toutes ces questions ont si peu de rapport avec l'art et sont historiquement si neuves qu'on est tenté simplement de les évacuer comme préjugés modernes. Les cathédrales furent bâties ad majorent gloriam Dei ; si, comme constructions, elles servaient certainement les besoins de la communauté, leur beauté élaborée ne pourra jamais être expliquée par ces besoins, qui auraient pu être satisfaits tout aussi bien par quelque indescriptible bâtisse. Leur beauté transcende tout besoin, et les fait durer à travers les siècles. Mais si la beauté, beauté d'une cathédrale comme beauté d'un bâtiment séculier, transcende besoins et fonctions, jamais elle ne transcende le monde, même s'il arrive que l'oeuvre ait un contenu religieux. Au contraire, c'est la beauté même de l'art religieux qui transforme les contenus et les soucis religieux ou autres de ce monde en réalités mondaines tangibles. En ce sens tout art est séculier, et la particularité de l'art religieux est seulement qu'il « sécularise », réifie et transforme en présence « objective », tangible, mondaine, ce qui n'existait auparavant qu'en dehors du monde — où il n'importe de suivre la religion traditionnelle et de localiser ce « dehors » dans l'au-delà d'un avenir, ou bien de suivre les explications modernes et de le localiser aux plus intimes replis du cœur humain.

Toute chose, objet d'usage, produit de consommation, ou œuvre d'art, possède une forme à travers laquelle elle apparaît ; et c'est seulement dans la mesure où quelque chose a une forme qu'on la peut dire chose. Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d’usage et œuvres d’art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'œuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de voies. Et c'est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l'être.

Hannah Arendt - La crise de la culture (1966)

Commentaires

Bien d'accord avec tout ça. Si j'ai finalement abandonné les concours de l'enseignement, c'est surtout parce que je n'étais pas du tout d'accord avec les dérives imposées à l'enseignement par les pseudo-pédagogues de la bande à Meirieu et de l'IUFM. Placer l'élève, pardon l'apprenant, au centre de la création du cours ? Une supercherie ! Renier l'enseignement de l'Histoire nationale ? Une honte à notre mémoire ! J'en passe et des meilleures ! Mon idéal pour enseigner l'Histoire, c'était les manuels de Mallet & Isaac, des livres que je n'ai même pas connu à l'Ecole, c'est dire !

Écrit par : Jérémie | mardi, 14 février 2012

Les Mallet et Isaac étaient directement inspirés de l'histoire nationale conceptualisée au XIXème siècle, celle de Michelet et de ses successeurs. Ils ne correspondaient plus, dans la seconde moitié du XXème, au projet d'éducation des citoyens européens, voire "du monde", comme dit la nouvelle doxa, celle du XXIème

Écrit par : solko | mercredi, 15 février 2012

La pertinence de ce billet s'impose à sa lecture comme la richesse de la réflexion d'Hannah Arendt.
L'enseignement de la culture générale n'est qu'un ersatz fallacieux pour laisser croire qu'apprendre à penser se confond avec apprendre à citer. C'est tellement plus facile que de construire un apprentissage qui se contraigne à apprendre à penser avec les matériausx possédés par les enseignés et puis l'illusion d'une société consensuelle avec une place pour tous dans l'ascenseur social se perpétue. La culture générale est un gratte ciel sans autre sens que sa verticalité creuse.

Écrit par : patrick verroust | mardi, 14 février 2012

Vous, vous avez lu le cas Sneijder !

Écrit par : solko | mercredi, 15 février 2012

sans C G finit le libre-arbitre comparatif intellectuel. Sur l'hôtel de la rentabilité sous couvert d'une pseudo efficacité on prépare des générations d'élites à obéir aux directives étatiques arbitraires car un seul sera aux manettes. Les rouages ne gripperont plus puisque chacun d'entre eux n'aura plus de comparatif sociétal.
Mesure gravissime qui mène à la dictature intellectuelle dans un premier temps et à tout ce qui peut supposer suivre ensuit. Brûler les donc les livres puisque plus rien ne vous retient. Lâchez-vous et admettez le dictat intellectuel de masse

Écrit par : bontempi | mercredi, 15 février 2012

Je ne vous dis pas que cette mesure est bonne ou mauvaise, je vous dis que le processus dont cette mesure est le terme a débuté il y a très longtemps, avec la fin de l'enseignement du grec et du latin par exemple, la détérioration bien pensée de l'enseignement de la littérature, la mutation de la culture en divertissement, les réformes de contenu dans l'enseignement de l'histoire, etc, etc...

Écrit par : solko | mercredi, 15 février 2012

Très intéressant, et merci pour cet extrait.
Je réfléchissais récemment à la façon dont on m'avait appris l'Histoire en classe. Je me souviens de ma frustration constante : je voulais comprendre, et on m'apprenait. Cette différence fondamentale, je ne l'ai appréhendée que beaucoup plus tard, en devinant la dimension passive de l'apprentissage, face à la dimension active du désir de compréhension. Je crois que la culture se bâtit d'abord sur ce désir. Reste que j'ai eu la chance de naître dans une famille qui pouvait m'apporter des clefs, m'offrant la possibilité d'ouvrir toutes ces portes sur le monde. Ce n'est donc pas tant la suppression de la culture générale en apprentissage qui me choque, mais l'injustice qui en découle, notamment parce que cet abandon est additionné, au nom de l'efficacité (!), à celui d'autres matières essentielles, soit toutes celles qui apprennent à penser librement.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 15 février 2012

Je ne crois pas qu'il y ait plus ou moins d'injustice à garder ou supprimer cette épreuve, très franchement. Les matières qui apprennent à penser librement ont déjà soit été virées des programmes (le grec, le latin) soit réformées et simplifiées (les "humanités" au sens large).
Reste à savoir d'où vient ce désir de compréhension, en effet. On a vu, dans des familles favorisées comme dans des familles défavorisées des enfants ou non.En tous cas, il ne se communique pas à coups de pensums.

Écrit par : solko | mercredi, 15 février 2012

J'aime l'exemple du Père Lachaise que vous donnez. Longtemps, descendant la rue Des Pyrénées, traversant ensuite la place Gambetta tout droit, je suis venu me promener là. Culture ? La culture est d'abord rêverie, peut-être. Rêverie sur les questions essentielles...Rêveries devant ces tombes, connues ou inconnues...
Est-ce qu'on peut enseigner la rêverie ? Sans doute, mais pas directement. Par d'autre biais. J'en sais rien, en fait.

Écrit par : Bertrand | mercredi, 15 février 2012

Nous avons souvent parcouru les mêmes sentiers, décidément. Je l'ai souvent descendue, cette rue des Pyrénées, très belle car très commerçante, je me suis souvent arrêté à la brasserie place Gambetta face à la mairie du XXème, et je me suis souvent promené dans les allées du Père Lachaise où j'ai aussi beaucoup lu puisque j'habitais non loin de là.
Je ne crois pas qu'on puisse, hélas, enseigné la rêverie. Donner matière, peut-être... Mais c'est autre chose que d'apprendre des fiches de culture Gé.

Écrit par : Solko | mercredi, 15 février 2012

chose "amusante" d'époque: le "produit culturel" le plus vendu - annoncé sous cette forme aux infos - est le jeu vidéo "call of duty: black ops" ^^ (en gros, c'est un jeu de shooting dans lequel il faut tuer tout le monde)

Écrit par : gmc | jeudi, 16 février 2012

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