samedi, 01 août 2009
Saint-Exupéry, côté jardin
Antoine de Saint-Exupéry a écrit cette lettre à Mme François de Rose quelques trois mois tout juste avant de disparaître en vol, le 31 juillet 1944. Elle est publiée dans l’édition folio des Ecrits de guerre, n° 2573.
Je vous remercie, chère Yvonne, pour beaucoup de choses. Je ne sais pas dire lesquelles (les choses qui comptent sont invisibles…) mais j’ai sans doute raison puisque j’ai envie de vous remercier.
Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait ça. On ne remercie pas un jardin. Et moi, j’ai toujours divisé l’humanité en deux parties. Il y a les Etres-jardin et il y a les Etres-cour. Ils promènent leur cour avec eux, ceux-là, et vous font étouffer entre leurs quatre murs. Et on est bien obligé de parler avec eux pour faire du bruit. C’est pénible, le silence, dans une cour.
Mais dans les jardins, on se promène. On peut se taire et respirer ; On est à l’aise. Et les surprises heureuses viennent tout simplement au-devant de vous. On n’a rien à chercher. Un papillon, un scarabée, un ver luisant se montrent. On ne sait rien sur la civilisation du ver luisant. On rêve. Le scarabée a l’air de connaître où il va. Ca, c’est étonnant et l’on rêve encore. Puis le papillon. Quand il se pose sur une large fleur, on se dit : c’est pour lui comme s’il se posait sur une terrasse de Babylone, un jardin suspendu qui se balancerait… Puis on se tait à cause de trois ou quatre étoiles.
Non, je ne vous remercie pas du tout. Vous êtes comme vous êtes. Simplement, j’ai envie de me promener encore chez vous.
J’ai aussi pensé à autre chose. Il y a les gens route nationale et il y a les gens sentiers. Les gens route nationale m’ennuient. Je m’ennuie sur le macadam parmi les bornes kilométriques. Ils marchent vers quelque chose de bien précis. Un gain, une ambition. Le long des sentiers, au lieu de bornes kilométriques, il y a des noisetiers. Et l’on flâne pour croquer des noisettes. On est là pour être là. A chaque pas, on est là pour être là, non pour ailleurs. Mais il n’y a absolument rien à tirer des bornes kilométriques. (…)
Je me fais vieillard à barbe blanche qui hoche la tête. Comme si je regrettais une jeunesse vécue sur les chars à bœufs. J’ai dû être, autrefois, roi mérovingien. Cependant j’ai couru toute ma vie. Mais je suis un peu las de courrir. (Peut-être qu’il n’y a qu’un r à courir ?) Je comprends aujourd’hui seulement un certain proverbe chinois « Trois choses ruinent l’ascension de l’esprit. Primo le voyage … » Et ce mot que m’a dit vingt fois Derain : « Je n’ai connu que trois grands hommes véritables. C’étaient trois illettrés. Un berger savoyard, un pêcheur, un mendiant. Ils n’étaient jamais sortis de chez eux. Ce sont les trois seuls hommes qui, de toute ma vie, ont forcé mon estime… »
Et puis ce mot ravissant de la pauvre José Laval, retour des Etats-Unis, qui me disait : Je suis contente de revenir. Je ne suis pas à l’échelle des gratte-ciel, moi. Je suis à l’échelle des ânes.
Et moi, j’ai une indigestion des bornes kilométriques. Et ça ne mène à rien. Il serait tout de même temps de naître.
En attendant la vocation de Solesmes (c’est bien beau le chant grégorien) ou du monastère tibétain, ou du métier de jardinier, je recommence à tirer des manettes de gaz et, à six-cents kilomètres heure, de n’aller nulle part.
Saint-Exupéry, « Lettre à madame François de Rose » (mai 1944)

02:30 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : écrits de guerre, madame françois de rose, littérature, solesmes, ligthning, saint-exupéry |
Commentaires
Écrit par : Le Photon | vendredi, 31 juillet 2009
Merci pour ces trois "billets" sur Saint-Exupéry qu'ainsi vous nous rendez. Je ne savais pas qu'il était dans La Pléiade (premier auteur vivant à y entrer), n'imaginais pas qu'il y fût. J'achète demain (tout à l'heure) ce folio n°2573, Écrits de guerre, pour cette lettre à Madame François de Rose, pour la version non édulcorée du petit prince et pour tout le reste.
Je me joins au Photon pour vous souhaiter une belle nuit.
Écrit par : Michèle | samedi, 01 août 2009
Je compte aussi sur votre talent d'historien pour nous instruire prochainement, sur la civilisation du ver luisant.
"Les êtres cour et les êtres jardin", c'est magnifique! (surtout les êtres jardins).Et puis José Laval, elle me plaît bien !
Quel texte !!! Il y a peut-être aussi des textes-cour et des textes-jardin (des délices)(des hélices ?).
Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit ! (à la lueur du ver luisant de pecho.)
Écrit par : Jean Sentier | samedi, 01 août 2009
"Il serait tout de même temps de naître."
C'est tout simplement magnifique. Et alors lu par un de ces êtres-jardin...
Bref, merci.
Écrit par : tanguy | samedi, 01 août 2009
Écrit par : Porky | samedi, 01 août 2009
Merci Sénèque.
Cette belle citation nous rappelle aussi que les fous ont existé avant les routes nationales, encore que certaines voies romaines, à l'époque,des devaient aussi être sujettes à bouchons relatifs.
Et que donc c'est pour satisfaire les exigences et les besoins des fous qu'on a créé les routes nationales, puis les autoroutes...
Belle démonstration aujourd'hui de cette folie devenue ordinaire.
Merci donc aussi à vous.
Écrit par : solko | samedi, 01 août 2009
Vous ne regretterez pas, j'en suis sûr.
Les "Ecrits de guerre" sont une compilation de notes, lettres, articles, essais qui nous plonge dans l'univers du dernier Saint-Exupéry.
"La vertèbre cassée" et sa suite présentent un anti-petit prince capable de réconcilier avec Tonio tous ceux que le conte agace.
Écrit par : solko | samedi, 01 août 2009
De la provocation moi ?
Considérons que c'est un hasard heureux, puisque c'était hier l'anniversaire de la mort de Saint-Exupéry et que cela devait être salué dans les colonnes de ce blogue, non ?
Maintenant vous me direz que j'aurais pu choisir une citation du Petit prince, mais je pense, en effet, que cela aurait été moins à propos que cette splendide lettre.
Concernant le proverbe chinois, je me suis, figurez-vous poser la question en recopiant la lettre. Mais je suis aussi perplexe que vous, voyez-vous ! Soit St.Ex. a pensé que les 2 autres éléments ne concernaient pas son propos (c'est pourquoi il a placé les points de suspension), soit il y a un implicite du genre "secundo le voyage et tertio le voyage".
En fait il me semble que de nous deux, c'est vous le spécialiste du proverbe chinois et de l'orientalisme en général : je me confie donc à votre sagacité.
A bientôt.
Écrit par : solko | samedi, 01 août 2009
J'ai laissé un commentaire - très en retard - sur votre billet au sujet des auteurs lyonnais ...Reverzy...Béraud... C'est un plaisir de vous lire ... Très cordialement M.L.
Écrit par : mere grand | samedi, 01 août 2009
Charmé de vous lire. Quand vous venez respirer les parfums de votre ville, cela donne aussi un sens très spécial aux billets qu'on écrit sur elle en vivant encore dedans.
A propos de Béraud, vous savez bien que je ne crois pas non plus à sa "collaboration" active, mais je citais l'argument de la mairie qui prétexte toujours cela (des associations d'anciens résistants un peu fanatiques sont, m'a-t-on dit, derrière ces campagnes). C'est ainsi qu'a capoté une exposition sous le mandat de Barre, m'ont expliqué des Lyonnais qui avaient souhaité en organiser une à la bibliothèque de la Part-Dieu.
A bientôt et merci à vous.
Écrit par : solko | samedi, 01 août 2009
On aimerait ne cotoyer que des "êtres jardin". Pour ma part je trouve le vôtre très rafraîchissant et particulièrement enrichissant.
... Et le "mot" de Derain, merveilleux.
Bonnes vacances alors...
Écrit par : Ambre | dimanche, 02 août 2009
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