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lundi, 01 mars 2010

Rhumatisme articulaire

« C'était à peine français; l'auteur parlait nègre, procédait par un langage de télégramme, abusait des suppressions de verbes, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur insupportable, puis tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise. Avec cela, dans ce style rocailleux, sec, décharné à plaisir, hérissé de vocables inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des trouvailles d'expression, des vers nomades amputés de leur rime, superbes; enfin, en sus de ses Poèmes parisiens où Des Esseintes relevait cette profonde définition de la femme :

Éternel féminin de l'éternel jocrisse,

Tristan Corbière avait, en un style d'une concision presque puissante, célébré la mer de Bretagne, les sérails marins, le pardon de Sainte-Anne, et il s'était même élevé jusqu'à l'éloquence de la haine, dans l'insulte dont il abreuvait, à propos du camp de Conlie, les individus qu'il désignait sous le nom de forains du Quatre-septembre».

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Il est, ce passage d’A Rebours consacré aux gouts littéraires de Des Esseintes, particulièrement incongru, particulièrement juste, et particulièrement d’actualité : Particulièrement incongru parce que les exemples de personnages de fiction énonçant ainsi des goûts ou des jugements sur des écrivains réels et, surtout, en partie contemporains, ne sont pas si nombreux que ça. Le chapitre XIV d’A rebours se veut ainsi tout à la fois : un passage de fiction, une chronique, un manifeste littéraire. S’il s’agit pour le héros du roman, d’échapper, par une relecture purificatrice des œuvres, « aux idées utilitaires » et à toute « l’ignominie mercantile » du siècle, il s’agit pour Huysmans, « le disciple de Médan », comme l’avait ironiquement surnommé Bloy, de se démarquer définitivement de son passé naturaliste et de la griffe de Zola. On comprendra que celui qui passa une vingtaine de Rougon-Macquart à tenter de pérenniser une poétique en explorant de la cave au grenier la société de son temps ait eu quelque désagrément à trouver ceci  sous la plume de Huysmans : « Lorsque l’époque où un homme de talent est obligé de vivre est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d’un autre siècle »

Particulièrement juste parce que les termes choisis disent bien ce qui fonde le style de Corbière, en effet, et qui, en ce temps-là avait bien tout pour paraître moderne. Gouaillerie, langage de télégramme, minauderies interlopes, néologismes, vers nomades : avec ces quelques « béquilles », on explique correctement, dans n’importe quel concours de recrutement de profs, n’importe quel poème de Corbière, en effet, du fameux Crapaud ou du non moins fameux Laisser-courre à n’importe lequel de ces Gens de mer plus secrets et tout humides des marées.

Mais ce jugement est in fine d’abord particulièrement d’actualité, puisque c’est un 1er mars que mourut Tristan Corbière (1845-1875), à dix heures du soir, dans sa trentième année, de ce rhumatisme articulaire qui, depuis l’âge de quatorze ans, le fit sans vrai répit, toujours, atrocement souffrir.

19:59 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : tristan corbière, rhumatisme articulaire, huysmans, à rebours, littérature, poésie | | |